Rapports de recherche - 2006

Transmission des savoirs professionnels en entreprise. Actes du séminaire "Vieillissement et travail" 2005

#35 - décembre 2006 - Creapt-EPHE

La transmission des savoirs professionnels en entreprise a été choisie comme thème du séminaire « vieillissement – travail » 2005, dont les communications et discussions font l’objet de ce rapport. Trois raisons essentielles étaient à l'origine de ce choix de thématique : 
- la nécessité de s'inscrire dans le débat actuel sur le renouvellement de génération, qui touche tous les milieux de travail, en raison des fins de vie active pour les premières cohortes issues du "baby-boom", 
- l'importance de réfléchir aux incidences de politiques de gestion de la flexibilité sur la problématique de formation, 
- l'urgence de montrer qu'apprendre un métier, tenir un poste de travail résulte d'un processus long, complexe, qui ne concerne pas seulement le formé, mais également le collectif de travail.

Posée en ces termes, la transmission des savoirs et savoir-faire professionnels réinterroge l'organisation du travail, pointe la dimension collective du problème, souligne des carences souvent importantes en termes de formation, en particulier sur le contenu du travail. Travailler sur ces dimensions impose une réflexion pluridisciplinaire, dont ce séminaire s’est fait l’écho en proposant des interventions de sociologues, de psychologues du travail, d'ergonomes, de didacticiens, de gestionnaires de ressources humaines. De manière à montrer le caractère général de cette problématique, les organisateurs du séminaire ont également fait en sorte de choisir des interventions réalisées aussi bien dans le secteur industriel (PME ou grandes entreprises), que dans des services ou des collectivités territoriales. L’objectif était à terme de réfléchir collectivement à des leviers d'action pour faciliter la transmission, la construction, l'élaboration de ces savoirs et savoir-faire, indispensables à la réalisation du travail.

Dans sa conférence inaugurale, fondée sur des concepts développés en didactique professionnelle et en psychologie cognitive, Alain Savoyant s’attache à caractériser les situations de transmission de savoirs (en distinguant les situations qu’il dénomme respectivement « didactiques », « adidactiques » et « non didactiques »), et la spécificité de ces situations dans la vie de travail. Il interroge ensuite divers contenus, en critiquant notamment l’assimilation de la « théorie » à la « prescription » du travail : selon lui, au contraire, la théorie peut être un point d’appui essentiel dans les apprentissages, alors que la prescription, souvent limitée à ses composantes pratiques, restreint les possibilités de construction des savoirs. Il analyse enfin les modalités de transmission, en soulignant les difficultés liées à « l’impossibilité de transmettre son expérience », dont les apports sont le plus souvent implicites pour les travailleurs expérimentés eux-mêmes.

Bruno Courault, économiste, présente les résultats d’une étude sur les transferts de savoirs dans de petites entreprises en région Auvergne. Une partie de ces résultats provient d’une investigation statistique portant sur la façon dont les seniors se positionnent face à cette question de transfert des savoirs. Ces éléments sont complétés par une analyse des propositions de dirigeants d’entreprises, concernant le rôle des salariés « seniors » dans ces processus de transferts. Il propose une typologie des modes de gestion et des attitudes des entreprises en ce domaine.

L’intervention de Béatrice Delay et Guillaume Huyez, sociologues, concerne au contraire de grandes entreprises. Ils rendent compte de quatre monographies réalisées dans des secteurs différents. Selon eux, la réflexion menée par ces entreprises sur le transfert de l’expérience, réflexion dont ils analysent les différentes composantes, pourrait ouvrir la voie à une politique de gestion des âges adaptée à la cohabitation des différentes générations au travail, sous réserve que les managers puissent apparaître comme des partenaires de négociation crédibles en ce domaine, ce qui suppose qu’ils disposent de marges de manœuvre claires en termes de gestion des ressources humaines.

Nathalie Montfort, ergonome, a examiné les questions de transmission des savoir-faire à partir d’une approche locale, par observation directe de l’activité de travail. Son étude est centrée sur un atelier de mélangeage dans la fabrication de pneumatiques. Son objectif est d’assurer un recueil aussi pertinent que possible des savoir-faire permettant de diminuer la pénibilité de ce travail, notamment en matière d’efforts et de postures, afin de favoriser l’intégration de novices et d’améliorer la perception des apports de l’expérience dans l’entreprise.

Dans un contexte très différent, Annie Weill-Fassina, psychologue du travail, rend compte des modalités de transmission des savoir-faire de conduite par des moniteurs d’auto-école, selon leur ancienneté dans le métier. Elle montre en particulier que chez les moniteurs professionnels expérimentés, les leçons et trajets font l’objet d’une planification plus systématique, les interventions directes sur la conduite sont plus limitées, mais les explications complémentaires après réalisation de la tâche sont plus abondantes. Ces résultats témoignent selon elle d’un registre opératoire marqué par une organisation pédagogique à plus long terme.

Reprenant et prolongeant les réflexions de la conférence inaugurale, Patrick Mayen, didacticien, précise les contenus et les modalités des transmissions de savoirs dans les approches en didactique professionnelle. Partant du constat qu’un parcours d’expérience ne développe pas nécessairement les possibilités d’action, il interroge les conditions favorables à un développement de ce potentiel dans les situations professionnelles. En approfondissant un exemple, celui des auxiliaires qui prennent en charge les personnes âgées à domicile, il démontre en particulier l’intérêt d’analyser les « buts » du travail (qu’il distingue nettement de l’analyse des tâches), d’expliciter les « théories » sous-jacentes aux prescriptions, et de mettre en débat ce que, par référence aux travaux de G. Vergnaud, il dénomme les « invariants opératoires », qui jouent un rôle d’organisateurs de l’activité de travail au quotidien.

Dominique Cau-Bareille et Valérie Meylan, ergonomes, abordent la question de la transmission des savoirs en matière de gestion des risques dans le travail. Elles précisent d’abord cette notion de « gestion des risques » et le rôle de l’expérience en ce domaine. Elles analysent ensuite une situation précise, le travail de monteurs installateurs de structures de fête dans une grande ville, travail qui peut impliquer des dangers pour les salariés eux-mêmes et pour la population. Elles s’intéressent simultanément aux stratégies de protection d’ordre individuel, et à celles qui se mutualisent, voire se transmettent, au sein du collectif de travail. Elargissant ensuite la perspective et abordant d’autres exemples, elles s’interrogent en particulier sur la portée et les pièges d’une analyse des stratégies de préservation quand les situations de travail sont, en tout état de cause, périlleuses.

L’exposé de Solveig Oudet, chercheuse en sciences de l’éducation, inscrit la réflexion sur les transmissions de savoirs dans une analyse plus large qui porte sur les liens entre organisation du travail et développement des compétences. Elle relève notamment, en l’illustrant d’exemples issus de cinq monographies d’entreprises, que certaines organisations sont plus propices à ce développement, plus « nourricières ». Des situations qualifiantes – collaboratives, intercompréhensives, communicationnelles, etc. - sont alors davantage susceptibles de se produire, parfois dans des interstices de ces organisations. Ce constat suggère, selon elle, un changement de paradigme, pour passer d’une logique de formation à une logique de professionnalisation.

Enfin, la présentation de Sandrine Caroly, ergonome, est consacrée à la transmission du métier dans les collectifs de gardiens de la paix. En examinant le déroulement de séquences de travail dans des équipes de policiers, les incidents auxquels ils sont confrontés, la façon dont ils gèrent ces incidents, le partage des tâches qui se réalise à cette occasion, et les commentaires émanant ensuite des gardiens de la paix, elle insiste sur des formes de savoirs qui peuvent – ou non - se mutualiser, selon les contextes : l’anticipation de situations potentiellement conflictuelles, l’arbitrage entre quantité et qualité des opérations, entre souci d’intervenir et risques créés par l’intervention, etc. Ces analyses l’amènent à relier la transmission des savoirs à l’élaboration collective de marges de manœuvre dans la réalisation du travail.

La dernière séance du séminaire, et le dernier chapitre de ce rapport, sont consacrés à une discussion générale sur l’ensemble des thèmes abordés.

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Les filières d'embauche : une exploitation de l'enquête Emploi 2004

#34 - octobre 2006 - Emmanuelle Marchal, Géraldine Rieucau

Pour la littérature économique standard, les personnes qui cherchent un emploi, qu’elles soient au chômage ou actives occupées, ont le choix entre une pluralité de démarches possibles : contacter directement un employeur, passer par une agence, répondre à une annonce ou encore contacter des relations… L’intensité de leur recherche d’emploi, fonction du temps et du budget consacrés à celle-ci, ainsi que du nombre de démarches entreprises, est déterminante dans leurs chances de recevoir une proposition, et, in fine, de trouver un emploi. Cette analyse modélise le comportement de recherche d’emploi mais néglige le rôle joué par les canaux qu’empruntent les individus qui recherchent un emploi (chapitre 1). Or, d’autres travaux économiques ou sociologiques montrent que certaines personnes trouvent un emploi sans même avoir cherché ou par d’autres voies que celles empruntées, que des variations dans l’intensité de la recherche peuvent tenir au fait que les filières sont diversement ouvertes aux différents profils et que les individus s’adaptent à cette « spécialisation » des canaux. Le lien entre mode de recherche et mode d’obtention est donc plus complexe que ne le laisse entendre la littérature standard et mérite d’être exploré.

Cette exploration est proposée ici pour la France, à partir des données de l’enquête Emploi 2004 (chapitre 2). Des analyses rétrospective et comparative de la distribution de l’ensemble des filières donnant accès à un emploi sont tout d’abord menées. Elles permettent de mettre en évidence le poids constant qu’occupent les candidatures spontanées et les relations amicales, familiales ou professionnelles en France, et le rôle relativement marginal que jouent les annonces d’offres d’emploi et les intermédiaires. Les filières d’emplois sont présentées une à une, avec leurs spécificités : Qui recherche et qui trouve par tel canal ? Autrement dit : quelles sont les caractéristiques socio-démographiques des personnes qui l’empruntent ? Sur quels emplois et dans quels types d’entreprises permet-il d’être embauché ? La filière intérim fait l’objet d’une présentation à part (chapitre 3) en comparant là encore le profil des personnes qui cherchent par ce biais à celui des intérimaires. Ces analyses permettent de montrer qu’effectivement, les filières d’embauche sont spécialisées, de sorte que les personnes qui recherchent un emploi ne peuvent pas toutes les emprunter indifféremment. Les chercheurs d’emploi les plus âgés ont ainsi moins de chances que leurs cadets de trouver leur emploi par le biais d’une agence d’intérim, d’une d’offre d’emploi, d’une candidature spontanée ou encore d’un concours de recrutement. Ils trouveront davantage par le biais de l’ANPE ou de leurs relations. Les étrangers et les personnes peu qualifiées sont également pénalisés par les recrutements qui se nouent « à distance » (candidature spontanée et offre d’emploi) et doivent compter sur les réseaux de proximité.

La comparaison avec la distribution des filières en Grande- Bretagne (chapitre 4), menée à partir d’une exploration de la Labour Force Survey, donne du relief aux spécificités françaises : outre-Manche, la lecture et la réponse à des annonces d’offre d’emploi constituent des activités privilégiées. Le rôle important des annonces donne une visibilité aux recrutements et au fonctionnement du marché du travail britannique, que l’on ne retrouve pas en France. En outre, l’enquête britannique permet de relever le rôle particulier que jouent les intermédiaires privés par rapport aux intermédiaires publics, ce que ne permet pas de faire l’enquête française. Les traits saillants et résultats des différents chapitres sont repris dans un chapitre de synthèse qui clôt le rapport. Il montre bien que la distribution et la spécialisation des canaux de recrutement génèrent des inégalités dans les modalités d’accès à l’emploi des diverses catégories de personnes et participent à la segmentation du marché du travail.

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Les suites associatives au programme "Nouveaux services - emplois jeunes"

#33 - octobre 2006 - Bernard Gomel, Nicolas Schmidt

Le programme Nouveaux services– Emplois jeunes (NS-EJ), lancé en octobre 1997, entendait renouveler le soutien public à l’emploi associatif en revisitant, dans une expérimentation sociale de grande ampleur, les modalités traditionnelles de l’action publique. Il met en place un important soutien public aux structures non marchandes afin qu’elles proposent de nouveaux services locaux à la population et qu’elles leur trouvent un équilibre économique. Les postes financés sont confiés à de jeunes professionnels à qui il est demandé de développer l’activité et de lui trouver un équilibre économique.

Au moment de l’enquête, plus de cinq années se sont écoulées depuis le lancement des premiers projets. Parmi les postes associatifs créés avant la fin de l’année 1999 et qui existent encore au terme des soixante mois de financement initial, une grande majorité bénéficie de trois années de financement supplémentaire de l’État. De plus, les associations ont pu bénéficier, dès 2001-2002, d’un dispositif local d’accompagnement public, le DLA, qui diagnostique leurs besoins d’accompagnement professionnel et finance les prestataires nécessaires.

L’expertise du DLA relève soit du domaine d’activité économique de l’association, soit de la mise en œuvre économique de l’objet social associatif. Dans le premier cas, ses prestations tendent à rapprocher l’association des autres structures économiques. Dans le second cas, l’accompagnement est individuel et vise l’explicitation économique de son action afin d’y intéresser des financeurs.

Le programme NS-EJ a sensiblement modifié les recrutements, l’organisation et le fonctionnement des associations. Il a favorisé également une diversité d’évolutions économiques :
- le promoteur d’activités porteuses qui mobilise le programme pour renforcer ou lancer des activités susceptibles de donner lieu à une commercialisation qui apporterait un complément financier à leurs subventions habituelles ;
- l’entrepreneur de services (sociaux) qui utilise le programme pour améliorer la qualité du service à ses clients, ses adhérents, ses partenaires ;
- l’initiateur d’activités professionnelles qui a rénové son fonctionnement avec les nouveaux personnels recrutés dans le cadre du programme ;
- le gestionnaire de service (para-) public local qui conforte sa mission de service public et l’utilité sociale de ses activités grâce aux financements du programme.

Les enseignements tirés des milliers d’expériences menées dans le cadre du programme Nouveaux services–Emplois jeunes ont contribué à définir de nouvelles procédures d’intervention publique visant à concilier efficacité économique et efficacité sociale. Les emplois aidés, fortement réorientés depuis la loi de cohésion sociale vers les bénéficiaires des minima sociaux et les personnes les plus en difficulté, sont attribués aux associations plus qu’auparavant en fonction de leur capacité d’encadrement. En revanche, pour bénéficier des financements publics, les associations doivent, plus que jamais, faire la preuve de leur professionnalisme dans la réalisation de leurs activités économiques. C’est dans ce but que les pouvoirs publics proposent aux structures de nouvelles prestations dans une nouvelle logique de service à l’entreprise associative. Si une telle standardisation des conditions de l’intervention publique diminue les risques de décision arbitraire, elle pénalise les associations dont les activités sociales contraignent fortement les pratiques économiques. En considérant que l’efficacité économique est la condition de l’efficacité sociale, la politique publique met en difficulté les petites associations dont la singularité n’est pas la conséquence de l’amateurisme mais de l’ancrage local de leur objet social.

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Entre fonctions et statuts, les relations hiérarchiques dans les établissements de santé

#32 - septembre 2006 - Nicolas Jounin, Loup Wolff

Ce travail vise à approfondir la connaissance des formes de hiérarchie, d’autorité et d’encadrement dans les hôpitaux, à partir d’un travail de terrain qualitatif et de l’enquête sur les conditions et l’organisation du travail auprès d’actifs des établissements de santé réalisée en 2003 par la Drees.

Les premières exploitations de l’enquête statistique ont mis à jour un paradoxe intéressant : elles montrent que les actifs hospitaliers sont moins nombreux à déclarer « avoir un ou plusieurs salariés sous leurs ordres ou leur autorité » (par rapport aux déclarations relevées dans l’enquête Conditions de travail 1998 de la Dares) et que pourtant les « contrôles ou surveillances permanents exercés par la hiérarchie » sont plus fréquemment ressentis par l’ensemble des salariés. En d’autres termes, il y aurait moins de chefs et plus de contrôles hiérarchiques à l’hôpital. Voilà qui invite à réexaminer la notion de « hiérarchie ».

De même, l’examen des réponses des différentes professions à la question des responsabilités hiérarchiques (« Avez-vous un ou plusieurs salariés sous vos ordres ou votre autorité ? ») invite à investiguer les relations de pouvoir dans les établissements de santé. De manière attendue, les cadres infirmiers répondent massivement positivement. Mais, à côté de ces derniers, la moitié des médecins et un quart des infirmiers estiment être aussi concernés. Il s’agit là de proportions délicates à interpréter, ni écrasantes ni négligeables, dont on peut se demander si elles représentent bien une réalité, ou si elles signalent plutôt l’embarras des personnes face à une question qui interroge leur rapport au pouvoir dans l’organisation hospitalière, sans parvenir à en décrire les modalités de manière satisfaisante.

De ces deux axes de travail et de l’association de deux techniques d’enquête (statistique et ethnographique) est issue cette recherche qui ne s’intéresse à aucune catégorie professionnelle en particulier, mais aux relations hiérarchiques que tous les types de personnel entretiennent entre eux.

Avant de nous intéresser au commandement en lui-même, il a fallu essayer de comprendre l’organisation hiérarchique des fonctions et des statuts. Il est apparu que la rigueur apparente liée au cadre formel des professions réglementées n’implique pas nécessairement que la répartition des tâches et de la reconnaissance soit partout la même. Certes, les membres des professions réglementées font partout un travail similaire (malgré des glissements de tâches, notamment dans le privé). Mais il apparaît que plus les catégories professionnelles sont basses, plus leur activité est floue, ou bien susceptible d’être modifiée au gré des arrangements locaux ou des choix des responsables hiérarchiques. Les catégories les plus basses n’ont cependant pas le monopole de la déconnexion entre fonction et statut, comme le montrent les exemples des médecins à diplôme étranger employés par l’hôpital public ou bien les cadres infirmiers non diplômés de l’hôpital privé.

Néanmoins, les métiers les plus directement liés au soin restent les moins affectés par des changements dans leurs statuts ou dans leurs fonctions. Ceux touchant à l’hôtellerie en revanche (nettoyage, restauration…), de plus en plus sous-traités (surtout dans le privé), connaissent des réorganisations importantes, tandis que le statut de sous-traitant instaure un critère hiérarchique supplémentaire. Les phénomènes d’externalisation et leurs implications ne peuvent être saisis que par l’enquête ethnographique, car ils n’apparaissent pas dans le questionnaire de l’enquête Drees, dont l’échantillon a été constitué à partir de données issues de remontées administratives fournies par les employeurs (c'est-à-dire les établissements de santé).

Une fois cette mise au point faite sur la hiérarchie, conçue comme système inégalitaire de distribution des tâches, des biens et des honneurs, il est possible de s’intéresser aux relations de pouvoir. Il apparaît que la question : « Avez-vous un ou plusieurs salariés sous vous ordres ou sous votre autorité ? » embrasse plusieurs formes des relations de pouvoir observables à l’hôpital. Une partie des réponses positives à cette question s’identifie à des relations d’encadrement. Au vu des résultats de l’enquête, on a choisi de distinguer, à l’intérieur de ces relations, deux formes distinctes de l’encadrement : la surveillance et la gouvernance.

La surveillance, identifiable aussi bien dans les statistiques que sur le terrain, consiste dans le contrôle quotidien de l’exécution du travail par les personnels. Elle revient, principalement, aux cadres de proximité, c'est-à-dire à ceux qui n’ont que des exécutants sous leur responsabilité. Leur pouvoir s’exerce sur un territoire strictement délimité et sur des personnes clairement identifiées comme leurs subordonnés. La gouvernance est moins visible dans le terrain ethnographique (centré sur des services hospitaliers et remontant peu à la source des politiques d’établissement) et davantage à partir du travail statistique. Il s’agit d’une forme d’encadrement plus lointaine, fondée sur la définition d’objectifs et de procédures. Tandis que la surveillance porte sur le travail tel qu’il se fait, la gouvernance porte sur le travail tel qu’il doit se faire.

Mais ces notions de surveillance et de gouvernance ne permettent pas de décrire complètement les relations de pouvoir observées aussi bien dans l’enquête statistique que sur le terrain ethnographique, notamment entre médecins et infirmiers ou entre infirmiers et aides-soignants. C’est sans doute pour cette raison que ces catégories d’actifs semblent ambivalentes dans leurs réponses au questionnaire. Tandis que, parmi les personnes déclarant donner des ordres, les « gouvernants » et les « surveillants » sont aisément identifiables statistiquement, les médecins et les infirmiers sont particulièrement représentés dans deux autres catégories, nommées « experts » (car ils semblent tirer leur autorité de leurs savoirs et savoir-faire et non d’une position institutionnelle de responsable) et « autres » (faute de traits suffisamment homogènes pour trouver un terme adéquat). Nous avons donc tenté de décrire ces relations de pouvoir qui ne sont pas d’encadrement, en signalant qu’elles sont porteuses d’une autorité restreinte, et en reprenant les termes médico-légaux qui les instituent.

Il y a d’une part la relation de prescription, entre médecins et infirmiers. Il s’agit d’une relation entre deux professions indépendantes mais hiérarchisées. C’est une relation de commandement entre deux catégories définies abstraitement : par leurs prescriptions, les médecins dictent une partie de l’activité des infirmiers, ils s’adressent au corps infirmier, et non à des individus en particulier. C’est à la hiérarchie soignante d’organiser concrètement la manière dont les infirmiers obéissent aux prescriptions médicales. L’autorité des médecins est donc théoriquement circonscrite. Dans la réalité, l’étendue de la subordination des infirmiers aux médecins est l’objet de négociations constantes. L’implication des médecins apparaît différente selon qu’ils sont salariés dans le public ou libéraux dans le privé : dans le premier cas, leurs statuts et leurs zones de responsabilité sont à peu près réglementés et délimités ; dans le second, les situations sont plus diversifiées, allant d’une quasi-indifférence vis-à-vis de la marche du service jusqu’à un contrôle omniprésent.

Il y a d’autre part la relation de délégation, entre infirmiers et aides-soignants, qui semble moins subir d’altérations selon que l’on est dans le privé ou dans le public. Ici, la hiérarchie scinde une même catégorie professionnelle : les aides-soignants sont, d’un point de vue légal, des « sous-infirmiers », qui travaillent « en collaboration » mais « sous la responsabilité » des infirmiers. Ces formulations ambiguës n’explicitent pas s’il est légitime ou non que les infirmiers donnent des ordres aux aides-soignants ou contrôlent leur travail, ce qui n’est pas sans créer des malentendus et des conflits dans le quotidien des services. Le questionnaire Drees montre que les aides-soignants sont en moyenne plus âgés et plus anciens que les infirmiers, ce qui peut accentuer encore les tensions, car la supériorité hiérarchique des infirmiers ne se superpose pas, comme le voudrait une logique de métier traditionnelle, à une plus grande expérience.

L’examen des relations hiérarchiques dans les établissements de santé se heurte ainsi à la multiplicité des hiérarchies et à la complexité des modalités selon lesquelles ces hiérarchies opèrent. Les évolutions récentes – tant celles impulsées par les politiques publiques en matière de réorganisation de l’activité hospitalière que celles imputables aux changements démographiques – affectent de manière différenciée ces différentes formes de relations de pouvoir. Il semble notamment que les réformes en cours, portant une attention particulière aux objectifs gestionnaires des établissements de santé, participent à la valorisation des fonctions de gouvernance et à la relégation de la surveillance. Cette redéfinition s’opère non seulement au travers de la concentration de ces fonctions autour de postes dédiés (avec notamment les futurs chefs de pôle), mais aussi par la réorientation de certaines positions selon ces problématiques (évolution des missions confiées aux cadres de santé). La prescription et la délégation participent de ces innovations organisationnelles, puisqu’il semble qu’un objectif supplémentaire des politiques publiques soit à l’hybridation de ces relations de pouvoir avec les principes de la gouvernance : responsabilité de la gestion des pôles laissée à des médecins, contrôle accru de la gestion – par service – des ressources matérielles, etc.

Dans ce contexte de reconfiguration des responsabilités hiérarchiques, on comprend mieux l’embarras des enquêtés face à une question qui interroge leur engagement dans des relations de pouvoir. Avec la « protocolisation » de l’activité hospitalière, les modalités d’intervention des gouvernants se multiplient, sans que leur nombre s’accroisse nécessairement. Voilà qui explique comment le poids de la hiérarchie et des consignes de travail se fait plus sentir, alors même que les chefs semblent moins nombreux.

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Analyse comparative de l'activation de la protection sociale en France, Grande-Bretagne, Allemagne et Danemark

#31 - avril 2006 - Jean-Claude Barbier, contributions de Anne Eydoux et Ndongo Samba Sylla

Le rapport cherche à répondre à une question, posée par la Dares (ministère du Travail) qui souhaitait, prioritairement, approfondir la compréhension de la diversité des arrangements existant dans les États membres à l’intérieur du cadre des lignes directrices (plus spécialement les lignes 1 et 8) de la stratégie européenne pour l’emploi (SEE), qui concernent « l’activation de la protection sociale », pour les comparer avec la situation française.

Après un court chapitre (chapitre I) qui alerte sur les questions de méthodologie comparative, le chapitre II est dédié à une revue de la littérature internationale à propos de l’« activation ». Ensuite, le rapport envisage, séparément, les pays concernés par la comparaison : le chapitre III, consacré au Danemark, est le plus étoffé ; le chapitre IV s’intéresse à l’Allemagne et le chapitre V à la Grande-Bretagne. Au chapitre VI sont analysées les données statistiques portant sur les dépenses de politiques de l’emploi et les marchés du travail. Le chapitre VII offre une synthèse des dimensions comparatives étudiées et conclut par quelques remarques à propos du cas français.

Au terme de ces enquêtes comparatives, cinq questions peuvent être soulignées :

1. La première souligne la spécificité française de la fragmentation des prestations. On peut se demander si cette fragmentation est un obstacle à l’activation des personnes. Le RMI est exceptionnel, on l’a souligné, en ce qu’il n’oblige pas les personnes à chercher un emploi, même quand elles sont d’âge actif. La question de la simplification ou de l’unification des minima n’est pas une question de rationalité économique, en dernière instance ; il n’y a aucune raison économique supérieure pour les unifier, si les acteurs pertinents en France pensent que leur multiplicité doit continuer. C’est une question éminemment politique. Mais la présente comparaison montre que, dans d’autres contextes, une simplification est possible. Elle est aussi coûteuse, comme l’enseigne l’Allemagne, le pays le plus proche du cas français.

2. La seconde question est celle de la fragmentation des opérateurs de l’activation des personnes. Le rapport publié par M. Marimbert à propos du service de l’emploi en janvier 2004 a, sur ce point, déjà planté le diagnostic : le système français est le plus éclaté en Europe. Ici aussi, la question est éminemment politique, mais, à la différence de la question des minima sociaux, qui entraîne des questions complexes de justice sociale, les préoccupations d’efficience pourraient plus facilement primer. Il est frappant de voir combien l’examen de cette efficience est difficile en France. Tout se passe comme si la multiplicité des opérateurs était un obstacle majeur à la réforme vers plus d’efficacité et d’efficience de l’intervention en faveur de l’activation.
Des formes de décentralisation ont eu lieu dans beaucoup de pays. La Grande-Bretagne et la France, de ce point de vue, sont plutôt l’exception.

3. La France est très mal placée en comparaison internationale pour l’augmentation des taux d’emploi des actifs âgés.

4. La France est aussi mal placée concernant l’activation des jeunes. La réforme Hartz IV, en Allemagne, a été d’abord centrée sur les jeunes : un ratio spécial de personnel pour les jeunes a été adopté comme objectif : 75 jeunes pour 1 responsable de suivi. Les jeunes Danois, d’un autre côté, à la fois sont actifs très jeunes et disposent de prestations généreuses pendant leurs études.

5. En comparaison internationale, et, dans la comparaison particulière avec l’Allemagne, la France apparaît avoir innové, en installant un nouveau système de financement de la protection sociale, qui est, par principe – parce qu’il est intimement lié à la diminution des cotisations employeurs –, un dispositif favorable à l’activation de la protection sociale, en contexte bismarckien.

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Trajectoire d'insertion ou gestion "sociale" d'un chômage de masse? L'insertion par l'activité économique dans deux bassins d'emploi

#30 - février 2006 - François Brun, Michèle Ernst Stähli, Jérôme Pélisse

Les relations entre l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) et le secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE) ont été assez profondément modifiées par la loi de lutte contre les exclusions (1998) : cette dernière a institué une procédure d’agrément par l’ANPE des personnes embauchées par les structures d’insertion et chargé également l’Agence de leur suivi professionnel.

Notre étude qualitative s’est appuyée sur des entretiens approfondis avec des personnes passées par l’IAE (sur deux territoires distincts) pour reconstituer l’ensemble de leurs trajectoires professionnelles et mesurer l’impact de cette expérience. Des enquêtes auprès d’agences locales et de structures de ces mêmes territoires ont fourni un cadre interprétatif à ces entretiens.

Il nous est apparu qu’après une période de flottement, la procédure d’agrément, potentiellement porteuse de conflits (les agences veillant à ce que le dispositif concerne d’abord les personnes considérées comme les plus « éloignées de l’emploi » et les structures soucieuses d’avoir, au delà de leur mission sociale, un collectif de travail viable), a fini par se roder et être l’objet d’un large consensus, surtout là où agences et responsables de structures se connaissaient bien. En matière de suivi, dans un contexte économique difficile, les résultats sont certainement plus limités, dans la mesure où ce suivi étant loin de déboucher automatiquement sur le placement, certaines frustrations peuvent s’exprimer.

En réalité, le succès d’une action d’insertion est étroitement lié à deux facteurs : d’une part, la pertinence du diagnostic établi par le prescripteur et la compréhension par l’usager de la spécificité des structures d’insertion où il leur est proposé d’entrer ; d’autre part, l’adéquation entre les attentes des usagers et le « cœur de projet » des structures (qui porte plus ou moins sur la formation, l’accompagnement social, les visées (ré)éducatives, voire thérapeutiques), dont l’orientation vers telle ou telle structure doit donc tenir compte. Lorsque l’expérience de l’insertion est conforme aux attentes qui se sont exprimées dans la définition du projet ou qui sont apparues dans le déroulement du parcours, les chances d’une influence profonde et durable du passage par les structures d’insertion sont appréciables en dépit de la forte tension entre l’approche sociale et l’approche économique qui est inhérente au projet même de l’IAE.

Encore convient-il de ne pas s’attacher à une évaluation uniquement en termes de retour immédiat à l’emploi à la sortie des structures, mais de prendre en compte le mieux-être et l’évolution du rapport au travail et au monde auxquels l’IAE peut sans aucun doute contribuer. 

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