Le CEET, avec le soutien du Centre Pierre Naville, du Centre Max Weber et de l'École Centrale de Lyon, organise une Journée d'études sur le thème "Ressources publiques, affaires privées : ce que les entreprises doivent à l'État" les jeudi 26 et vendredi 27 mars 2026 au Conservatoire national des arts et métiers (Site du Landy, Saint-Denis) et lance un appel à communication.
Dans la situation contemporaine d’« imbrication croissante des institutions publiques et des acteurs privés » (Serfati, 2009 : 46), de nombreux chercheurs et chercheuses ont acté le constat que « l’opposition traditionnelle entre secteur public et secteur privé rend très imparfaitement compte du fonctionnement du capitalisme » (Laurens, 2015: 20). En dépit de ce grand brouillage sectoriel entre public et privé, la sociologie des relations entre l’État et les entreprises privées souffre d’un déséquilibre : les chercheurs et chercheuses en sciences sociales interrogent le plus souvent ce que le privé fait au public, plus rarement ce que le public fait au privé. La perte contemporaine d’influence de la sphère politico-administrative sur la sphère privée explique sans doute cette asymétrie : depuis les années 1980, la révolution néolibérale a imposé le modèle de la firme privée comme une référence pour l’ensemble des appareils d’État et des entreprises publiques, et logiquement conduit les chercheurs et les chercheuses à s’intéresser d’abord aux logiques matérielles et symboliques de remodelage du public par le privé : New Public Management (Bezes, 2009 ; Belorgey, 2010) ; partenariats public-privé (Nouvelle revue du travail, 2013) ; influence et lobbying (Laurens, 2015), voire corruption du public par le privé (Politix, 2024) ; action politique du patronat (Offerlé, 2021) ; ou encore économicisation de l’enseignement supérieur (Chambard, 2020). Comme construction historique de longue durée, l’État continue néanmoins d’informer le privé bien au-delà de ses fonctions classiques, en amont du jeu économique d’allocation du capital, de réglementation des marchés ou encore de formation de la main d’œuvre (Moreau, 2002) et, en aval, de la redistribution des richesses. Comme le remarquait déjà Pierre Bourdieu, « ce qu’on appelle le privé est, pour une grande part, en particulier l’entreprise, habité par le public. […] Il n’y a pas de secteurs de l’entreprise qui ne soient pas très fortement dépendants de l’État. Tous nos discours sur le libéralisme sont d’une très grande naïveté et l’intérêt de l’étude de l’État est précisément de montrer à quel point les sociétés différenciées sont pénétrées de part en part par la logique étatique » (Bourdieu, 2012 : 480-481). De même qu’il existe une forme scolaire qui se diffuse vers d’autres secteurs de la vie sociale en tant que rapport social fondamental de pouvoir, une forme étatique, multiple dans ses manifestations mais centrale dans ses effets, continue de s’imposer au secteur privé, éclairant les rapports d’homologie entre le public et le privé (Lahire, 2023).
C’est donc à un rééquilibrage de l’analyse des relations entre le public et le privé que les Journées d’études « Ressources publiques, affaires privées : ce que les entreprises doivent à l’État » entendent remédier. Leur objectif est de documenter les circulations matérielles et symboliques qui floutent les frontières entre le public et le privé en privilégiant une entrée par les entreprises privées plutôt que par les institutions étatiques : il s’agira d’identifier ce qui, chez elles, provient de l’État de manière explicite ou non, assumée ou non, pour quels usages et quelles finalités. Dans quelle mesure le public inspire-t-il (encore) le privé ? Quelles sont les différents types de ressources étatiques, matérielles et symboliques, éventuellement dotées d’effets performatifs, que les entreprises reçoivent de l’État pour renforcer leur position par rapport à d’autres, voire pour concurrencer l’État lui-même sur des missions de type étatiques, relevant aussi bien de sa main droite que de sa main gauche ? Qu’est-ce qui, dans la nature même de ces ressources typiquement étatiques, explique le travail déployé par les entreprises pour se les approprier ? Et par quels canaux y ont-elles accès ?
De nombreux travaux prospectent dans cette direction mais demeurent éparpillés. Sous le paradigme intégrateur de sociologie politique de l’entreprise, il ne s’agit pas seulement de pointer ce fait que l’entreprise est un lieu structuré par des rapports de pouvoir, ni même d’élargir la perspective à la prise en compte du positionnement des entreprises sur des missions de type étatique (Yon et al., 2025). Il s’agit de marquer l’idée que l’entreprise est « habitée » par le public, dépendante de lui aussi bien matériellement que symboliquement, et par conséquent de mettre au jour les structures publiques des affaires privées. Pensées depuis la sociologie, ces Journées d’études ambitionnent d’ouvrir l’espace de dialogue à d’autres disciplines se saisissant de ces objets hybrides, au premier rang desquelles la science politique, mais aussi l’économie ou l’histoire, et ce dans des perspectives de comparaison synchronique et diachronique. L’objectif est de structurer un collectif de travail autour de ces sujets qui se matérialisera par la réalisation d’un dossier dans une revue scientifique.
Les propositions de communications pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des quatre axes distingués dans le propos qui suit. Chacun de ces axes porte sur un type de ressource publique transitant de l’État vers les entreprises privées, que la circulation ait été initiée par l’une ou l’autre des parties, et qu’elle soit directe ou indirecte. Il s’agit des ressources infrastructurelles (axe n°1), des ressources humaines (axe n°2), des ressources organisationnelles (axe n°3) et des ressources symboliques de légitimation (axe n°4).