Document de travail n°204

Organisation du temps de travail, innovation et satisfaction : une analyse sur les entreprises françaises

Document de travail - Copyright Notebook - The Noun Project by Gregor Cresnar

25 mars 2021

Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière, Malo Mofakhami

Au cours des vingt dernières années, la tendance à la baisse de la durée du travail s’est ralentie dans les pays développés, tandis qu’on assiste à une flexibilisation croissante des formes d’organisation du temps de travail, s’éloignant de la norme du travail à horaires réguliers et contrôlés sur site : modulation et annualisation de la durée du travail, horaires variables, travail « nomade » et télétravail, etc. Ces nouvelles formes de flexibilité des horaires viennent s’ajouter aux formes plus traditionnelles, temps partiel et heures complémentaires, horaires atypiques (nuit, soir, week-end…).

Face à ces tendances se pose la question des liens avec l’innovation technologique et organisationnelle. En effet, l’innovation constitue un facteur facilitant ces nouvelles formes d’organisation du temps, avec le développement des technologies numériques autorisant le travail à distance, mais aussi de logiciels de gestion RH facilitant la gestion de plannings flexibles. Par ailleurs, les conséquences pour le bien-être des travailleurs de ces nouvelles formes d’organisation du temps de travail doivent également être évaluées. Si la flexibilité de temps et de lieu dans le travail peut permettre une meilleure conciliation avec d’autres activités familiales et privées, elle peut également devenir une contrainte si elle s’accompagne d’horaires imprévisibles, de plus longues heures de travail et de conditions de travail dégradées. Cette question, devenue cruciale dans le contexte de la crise du COVID et du développement du télétravail à grande échelle, constitue un enjeu très important pour l’avenir du travail et de son organisation.

La littérature existante, française et internationale, confirme tout d’abord la diversité des formes de flexibilité existantes à l’échelon international, avec des particularités propres à certains pays. Ainsi, les contrats « zéro heure » au Royaume-Uni constituent une forme extrême de flexibilité du volume horaire sans aucune garantie pour le salarié. Au contraire, en Allemagne, on voit apparaître des modes de gestion du temps de travail fondées sur la confiance et laissant un fort degré de maîtrise aux salariés. Les travaux existants confirment également les liens entre nouvelles formes d’organisation du temps de travail et innovation : les technologies numériques les facilitent, mais dans l’autre sens, ces formes innovantes de gestion du temps semblent également favoriser l’innovation dans les entreprises. Sur la question du bien-être des salariés, des analyses de la satisfaction au travail montrent l’importance du contrôle sur les horaires, au-delà de leur nature et de leur régularité, et ce tout particulièrement pour les femmes. Enfin, les travaux montrent également l’importance du contexte national, la flexibilité étant en général mieux perçue dans des environnements institutionnels protecteurs (comme les pays du Nord de l’Europe).

Concernant le télétravail, certains travaux montrent ses effets favorables en termes de productivité et de satisfaction au travail des salariés, ainsi que sa place spécifique, fortement valorisée, dans les préférences des salariés (et notamment des femmes). Toutefois, des effets négatifs apparaissent également, notamment en termes d’intensification du travail et/ou d’augmentation des volumes horaires. En France, des travaux récents (sur des données de 2017) montrent une absence de différentiel de satisfaction entre les cadres qui télétravaillent et ceux qui ne font pas. Le télétravail s’accompagne certes d’une autonomie accrue, mais également d’une plus forte intensité du travail et d’une moindre collaboration avec les collègues.

Dans ce document de travail, nous revenons sur ces deux questions du lien entre innovation et formes flexibles d’organisation du temps de travail, et de leurs conséquences pour les salariés, en utilisant des données françaises récentes (2017). Ces données sont issues d’une enquête couplée donnant à la fois des informations sur les salariés et sur les établissements dans lesquels ils travaillent (enquête REPONSE). Pour 21320 salariés dans 4271 établissements, nous disposons de trois types d’informations portant : sur l’organisation du temps de travail (durée, temps plein/temps partiel, horaires stables ou variables/alternants, télétravail), sur le contexte économique de l’entreprise et sur la place de l’innovation dans sa stratégie, et sur le contexte social (information des salariés, négociation collective). On notera que la question du télétravail est abordée pour la première fois dans cette enquête REPONSE.

Les principaux résultats des analyses empiriques sur la base de régressions logistiques sont les suivants. Ces régressions sont conduites pour l’ensemble des salariés, mais également par genre et par niveau de qualification pour capter l’hétérogénéité des salariés

Premièrement, on confirme un lien positif entre une stratégie d’innovation et le télétravail, tandis que l’innovation tend au contraire à réduire le temps partiel (en particulier pour les salariés les moins qualifiés), et apparaît sans effet sur les horaires variables ou alternants.

Deuxièmement, les effets des formes flexibles d’organisation du temps de travail sur la satisfaction sont complexes. Le temps partiel ne semble pas influencer la satisfaction, tandis que les horaires variables la dégradent. En revanche, le télétravail a un effet positif. Toutefois, cet effet positif disparaît lorsque l’on introduit une variable qui permet de capter la qualité de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Ceci suggère que l’effet positif du télétravail sur la satisfaction tient entièrement au fait qu’il facilite cette conciliation par une meilleure capacité de contrôle du salarié sur l’organisation de son temps. Lorsque l’on décompose selon les caractéristiques socio-économiques des salariés, on trouve un effet propre du télétravail (hors conciliation) positif pour les femmes et pour les moins qualifiés, qui n’apparaît pas pour les hommes. Pour les femmes et les moins qualifiés, on peut donc faire l’hypothèse qu’ils « gagnent » plus au télétravail, non pas en termes de conciliation avec la vie familiale, mais en termes d’autonomie et/ou de contenu du travail.

Troisièmement, les pratiques des entreprises en matière de négociation semblent avoir des effets ambivalents, ce qui renvoie à la nature du dialogue social en entreprise, facteur de flexibilité tout autant que de protection des salariés dans un contexte de décentralisation du droit du travail. L’information sur le temps de travail a en revanche un effet clairement positif sur la satisfaction des salariés.

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