Pour un travail soutenable, il faut réduire les pénibilités
18 juillet 202218 septembre 2022
On pourrait appeler cela la triple peine des ouvriers. Chaque fois qu’un recul de l’âge légal de départ à la retraite est envisagé, on s’apprête à accentuer des disparités sociales puisque les ouvriers ont déjà, par rapport aux autres catégories, des années d’espérance de vie en moins et des années de maladie et d’incapacité en plus.
Démonstration. Chez les hommes, à 35 ans, les ouvriers ont une espérance de vie plus faible que les cadres d’environ six années. Ce chiffre s’élève à dix ans si l’on considère l’espérance de vie sans incapacité [1]. Chez les femmes, l’écart de longévité entre ces catégories socioprofessionnelles est moindre, mais on retrouve les dix ans si l’on intègre dans le calcul de l’écart d’espérance de vie les périodes d’incapacités. Or, si l’on suit l’hypothèse d’une nouvelle élévation de l’âge plancher pour les départs à la retraite, on impose aux ouvriers, entrés tôt en général dans le monde du travail, d’accomplir une carrière plus longue pour bénéficier d’une retraite à taux plein [2]. Ils sont bien les principaux concernés par cet allongement puisqu’à cet âge, ils ont déjà, le plus souvent, dépassé le nombre de trimestres exigé pour pouvoir partir. La plupart des cadres, eux, doivent de toute façon atteindre les 64 ou 65 ans pour atteindre le nombre de trimestres requis. L’effort demandé aux salariés pour maîtriser le déficit des régimes de retraite porte alors essentiellement sur celles et ceux qui pourront le moins en profiter, eu égard aux inégalités sociales de santé dont rendent compte les données démographiques.
À l’origine de ces inégalités de santé, des éléments en épidémiologie sont traditionnellement mis en avant comme un meilleur suivi médical chez les personnes du haut de l’échelle sociale ou des comportements à risques moins fréquents que chez les plus modestes. Si les données sur les maladies professionnelles ne fournissent pas une évaluation complète et précise quant à la part prise par les contraintes et les risques du travail dans ces disparités, elles attirent l’attention sur leur rôle.
C’est le cas pour les horaires nocturnes, ceux notamment des ouvriers de l’industrie et des soignantes à l’hôpital, qui laissent à long terme des traces sur l’appareil cardio-circulatoire ou accroissent les risques de cancer du sein. C’est aussi le cas des expositions aux produits chimiques, notamment ceux qui causent des cancers, des maladies génétiques ou altèrent la fertilité. Selon l’enquête Sumer 2016-2017 du ministère du Travail, 9,7 % des salariés sont exposés à au moins un produit chimique cancérogène, soit 1,8 million de travailleurs et travailleuses. Cette proportion est stable depuis 2010, mais a reculé de plus de quatre points depuis 2003. Évidemment, il y a une forte disparité selon les secteurs d’activité et selon les métiers. Le secteur de la construction arrive largement en tête avec plus de 30 % de salariés exposés, devant l’industrie (14,6 %) et l’agriculture (11,1 %). De même, les inégalités sociales sont marquées : 30 % des ouvriers qualifiés sont concernés, contre 1,9 % des cadres et professions intellectuelles supérieures.
Tous les travailleurs exposés ne développeront pas systématiquement un cancer qui les fera décéder précocement. Mais, si l’on prend le cas des cancers professionnels dus à une exposition à l’amiante, les dernières données du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante indiquent que l’âge moyen du diagnostic du cancer des poumons s’établit à 66 ans et celui des tumeurs de la plèvre à 73 ans. Avec une espérance de vie, après le diagnostic de la maladie, de 12 à 18 mois. Pour ceux-là, il est incontestable que ce sont leurs expositions qui vont altérer leur espérance de vie.
Si l’on regarde du côté des pénibilités physiques susceptibles d’entraîner des problèmes qui touchent les os et articulations, les différences d’exposition entre les ouvriers et les cadres sont là aussi flagrantes. Qu’il s’agisse de la manutention manuelle de charges, de la position debout prolongée, de postures pénibles, de gestes répétitifs à cadence élevée, ou encore de la position forcée d’une ou plusieurs articulations (comme rester accroupi longtemps), le pourcentage de travailleurs concernés varie souvent de un à dix, voire de un à 40 entre les cadres et les ouvrières et ouvriers.
En observant de plus près les conditions de travail des métiers dits de « deuxième ligne » – 4,6 millions de caissières, chauffeurs-livreurs, agents de sécurité, ouvriers du bâtiment ou de l’agroalimentaire, personnels des établissements sanitaires et sociaux et de l’aide à domicile… –, l’analyse conjointe du ministère du Travail (Dares) et du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) montre qu’ils subissent davantage de contraintes physiques et des expositions plus lourdes que l’ensemble des salariés du privé. 61 % des salariés de « deuxième ligne » sont exposés à au moins trois contraintes physiques – rester longtemps debout, dans une posture pénible, porter ou déplacer des charges lourdes, par exemple –, un chiffre à comparer au pourcentage moyen de 36 % pour l’ensemble des salariés du privé.
Des marges de liberté
Au-delà des questions d’âge de départ à la retraite ou d’exposition aux risques et contraintes professionnelles, c’est bien la « soutenabilité » du travail qui devrait être au cœur des politiques publiques pour réduire les inégalités sociales de santé. On considère classiquement un travail comme « soutenable » quand il laisse la possibilité de préserver et surtout construire sa santé, ses compétences tout au long de son parcours professionnel. Au-delà de l’objectif (indispensable) d’un travail exempt de nuisances susceptibles de provoquer des pathologies durables, il s’agit de considérer, comme le fait l’ergonomie, chaque personne en tant qu’acteur de son travail pour faire en sorte que l’organisation favorise l’autonomie. Cela suppose de penser des marges de liberté en matière de contraintes de temps, de façons d’agir, de possibilités de coopérer et d’apprendre. Cela suppose aussi que le milieu de travail, et ses changements, soient porteurs de sens, respectent la cohérence des parcours, la construction et la mobilisation des expériences individuelles et collectives. Dans ces domaines aussi, les inégalités sociales sont prononcées. Les enquêtes montrent des cadres le plus souvent « sous pression » et des ouvriers qui en majorité doivent accomplir des gestes répétitifs et qui manquent d’autonomie.
Pour bien comprendre les politiques à mettre en œuvre, il faut toujours garder en tête deux éléments. D’une part, les inégalités sociales de santé au travail se jouent tout au long des parcours professionnels, au-delà des expositions du moment. Cela se voit via les effets à long terme de certaines contraintes ou nuisances, et à chaque fois que les exigences du travail sont facteurs de sélection. D’autre part, santé au travail et compétences sont imbriquées. Un échec professionnel est un facteur de risque pour la santé, que ce soit en cas de licenciement ou de maîtrise partielle de son travail, source d’une fatigue psychique potentiellement néfaste à terme. Ainsi, les connaissances et l’expérience acquises par chaque personne accroissent ses possibilités d’agir sur son travail ou d’en changer le moment voulu. C’est pourquoi les politiques publiques en la matière devraient considérer les inégalités sociales au fil des parcours professionnels comme le produit aussi bien de carences de développement des savoirs et des possibilités d’agir que des expositions professionnelles.
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