Héloïse Petit

Tout travail mérite salaire. Episode 1 : la bataille des augmentations

7 février 2022

“Grande démission” aux Etats-Unis, revendications salariales en France face à l’inflation… Les règles et les rapports de force sur le marché du travail peuvent-ils changer ?

"Tout augmente sauf les salaires". Voilà ce qui était inscrit sur les pancartes de la manifestation du 27 janvier à l'appel de plusieurs syndicats. La pression monte sur les entreprises alors que les démissions se multiplient et que les employeurs peinent à recruter. Avec le retour de la croissance, le rapport de force va-t-il basculer au profit des salariés? Comment obtenir une augmentation dans un marché du travail bouleversé? 

Pour en parler, Tiphaine de Rocquiny reçoit Philippe Askenazy, économiste du travail et directeur de recherches au CNRS et Héloïse Petit, économiste, professeure au CNAM et chercheuse au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches en Sciences de l’Action (LIRSA) et au Centre d’Etudes de l’Emploi et du Travail (CEET). 

Les mutations actuelles du marché du travail : une défaillance dans la répartition des richesses 

La question fondamentale qui entoure cet enjeu est liée aux raisons qui font que les niveaux de salaires n'arrivent pas à suivre ceux de la croissance économique. 

Selon Héloïse Petit, "les niveaux d'inflation que nous connaissons à l'heure actuelle arrivent dans un contexte où le partage de la valeur ajoutée s'est fait au détriment du travail depuis des décennies. Cette situation, qui a été renforcée par les effets de la crise sanitaire, diminue alors les marges de manœuvre des salariés, d'autant que ceux-ci sont également pris en tenaille par la hausse des prix. On a donc bien ici un enjeu majeur de répartition et de pouvoir d'achat".     

Selon Philippe Askenazy, "avant la crise , on observait déjà un décrochage des salaires par rapport à la productivité des travailleurs, notamment chez les moins qualifiés. Il s'agit d'un phénomène mondial au sein duquel on a pu dire que la France était, jusqu'à lors, quelque peu en retrait. Il n'existe aucune théorie économique aboutie qui nous dise que les salaires progressent automatiquement au même rythme que la productivité. Cela dépend en réalité beaucoup de facteurs technologiques ou de rapports de force. Ce déséquilibre est toutefois apparu dans un premier temps dans les pays anglo-saxons avant d'exister, plus récemment, en France. Au regard des capacités des grands groupes à déplacer leurs profits à l'étranger, on a peu à peu pris conscience, en France, du flou global qui existe autour des potentialités d'optimisation des grandes entreprises nationales et sur l'ampleur de leurs propres profits. Alors qu'on se pensait épargné par ce déséquilibre en France, on constate aussi une déformation du partage de la richesse en faveur du capital. Se pose alors cette grande question du partage entre capital et travail, ainsi qu'au sein même du travail". 

Selon Héloïse Petit, "les négociations de branche, qui jouent un rôle majeur dans les négociations salariales, se sont peu à peu resserrées, dans leur objet, sur les non-cadres en portant dorénavant principalement sur l'augmentation du salaire de base. Ainsi, une grande partie des salariés se sont désintéressés de ces négociations. Cependant, avec le retour de l'inflation, la négociation retrouve son influence fondamentale étant donné qu'elle permet de savoir qui doit porter le cout de l'inflation au niveau de l'entreprise : ce cout doit-il être porté par les salariés en diminuant les salaires nominaux ou par le capital en agissant sur les investissements et les bénéfices ? "

Un rapport de force qui s'inverse en faveur des salariés? 

Cependant, certains considèrent que le rapport de force est en train de changer sur le marché du travail, du fait des pénuries de main d'œuvre dans certains secteurs. Le mouvement du big quit aux Etats-Unis relance d’une autre façon le débat outre-Atlantique. On verra ainsi quels secteurs sont concernés par les augmentations de salaire. 

Selon Héloïse Petit, "pour parler de ce changement du rapport de force en faveur des salariés, il est vraiment très important d'en distinguer deux groupes : il y a ceux qui réussissent à obtenir plus de télétravail, une modification des conditions de travail et un meilleur outillage, alors que certains secteurs, comme la restauration, voient leurs capacités de revendications au niveau des conditions de travail beaucoup plus délicates. Ceux-ci sont donc plus sujets aux démissions. Cependant, alors qu'en France on arrive à des taux de démissions similaires à ceux d'avant crise, on constate toutefois une augmentation majeure des non-retour des flux de CDD. Cela veut dire qu'il y a moins d'entrées et de sorties de salariés dans certains secteurs qui connaissent pourtant des problèmes structurels de recrutement depuis des années. Concrètement, en prenant l'exemple de la restauration, cela veut dire que celle-ci n'arrive plus à attirer de nouveaux salariés et surtout à leur donner envie de reconduire leurs CDD étant donné que les conditions de travail sont plutôt difficiles et que les marges de manœuvre dont disposent les salariés pour les modifier aussi".   

Selon Philippe Askenazy, "structurellement, le marché américain est beaucoup plus mobile et dynamique qu'en France. Il y a, aux Etats-Unis, une réelle mobilité géographique et de métiers au niveau des individus. Ainsi, le fait qu'il y ait des flux de contrats permanents plus importants aux Etats-Unis qu'en France n'est pas quelque chose de nécessairement surprenant. Cependant, ce qu'on observe aux Etats-Unis, c'est qu'une partie des personnes qui démissionnent ne cherchent pas un nouvel emploi. Beaucoup font le choix de se couper, pas forcément de manière définitive, du marché du travail. Cette situation est en partie liée à la dégradation majeure de la santé d'une grande partie des américains dans le contexte de la crise liée à la consommation d'opiacées, avec un nombre d'overdoses qui a augmenté de 25% en seulement un an. Ainsi, le parallèle que l'on peut faire entre le marché du travail européen et américain est donc fragilisé par le fait que les problématiques de santé publique et de mobilité sont drastiquement différentes entre les deux".

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