La vie des idées

Innovations, emplois, inégalités

17 mars 2021

Les innovations vont-elles faire disparaître le travail ? Leurs effets varient considérablement selon les travailleurs et leur niveau de qualification, se révélant généralement plus favorables aux plus qualifiés, au détriment des moins qualifiés.
La question des effets que produisent les technologies sur le travail est ancienne

. Le développement de la machine à vapeur puis du moteur à explosion a conduit les sociétés industrielles à s’interroger sur l’émergence d’un chômage technologique. Si cette préoccupation a nourri à plusieurs reprises des luttes sociales, la plus connue étant celle des Luddites au début de l’ère industrielle anglaise, la prophétie d’une disparition à grande échelle du travail, remplacé par des machines ne s’est à ce jour jamais réalisée. Cependant, les technologies numériques portées par les avancées récentes en matière de big data et d’intelligence artificielle font craindre à certains chercheurs une disparition massive de l’emploi (Frey et Osborne, 2017 ; Mcafee et Brynjolfsson, 2017). Cette question angoissante mérite bien entendu d’être posée, mais elle ne doit pas en occulter d’autres. En effet, plusieurs études récentes montrent qu’avant même d’observer une éventuelle disparition à grande échelle du travail, nos sociétés font à l’heure actuelle face à de profondes transformations de la structure des emplois. Les transformations des besoins en compétences induites par les innovations récentes mettent en question l’évolution de la qualité des emplois et la montée de nouvelles formes d’inégalités sur le marché du travail. En s’appuyant sur un ensemble de travaux récents, cet article montre en effet que les innovations technologiques et organisationnelles ont des effets plus favorables sur l’emploi et la qualité de l’emploi des travailleurs les plus qualifiés (hausse des CDI par exemple) tandis que les travailleurs les moins qualifiés et les plus précaires voient plus fréquemment leurs emplois disparaître (suppression de CDD) ou leurs conditions de travail se dégrader (davantage de risques physiques pour les moins qualifiés) quand certaines innovations sont mises en place. L’étude des mécanismes à l’œuvre permet de réfléchir à des outils à même de contrebalancer ces effets déstabilisateurs. Sans prise en compte de ces derniers, le développement des innovations à un rythme soutenu pourrait à moyen terme contribuer à accroître davantage les inégalités sociales, qui ont déjà eu tendance à s’amplifier sur la période récente.

Changement technologique, innovation : de quoi parle-t-on ?

Si les débats autour des effets des changements technologiques sur l’emploi sont nombreux, la question de savoir comment mesurer le changement technologique est loin d’être tranchée.

Dans les modèles macroéconomiques tentant d’expliquer la croissance, le « progrès technique » est initialement considéré comme un résidu, c’est-à-dire un facteur dont on n’explique pas la provenance, mais dont on constate qu’il contribue à la croissance, en plus des facteurs de production habituels (travail et capital). Les modèles de croissance dite « endogène » ont ensuite proposé d’expliquer l’origine du progrès technique en mettant en avant le rôle du capital humain (éducation, formation, santé), du capital public (infrastructures générant des externalités positives pour les producteurs privés, etc.) et bien sûr du capital technologique (R&D, brevets, etc.).

La plupart des analyses économiques s’intéressant aux effets du changement technologique sur l’emploi mobilisent donc comme indicateurs de l’innovation technologique dans un pays ou une entreprise, les dépenses en R&D ou encore les dépôts de brevets. Les politiques publiques menées au niveau national et européen s’appuient également sur ces indicateurs pour évaluer les progrès accomplis par les États en termes d’innovation : la stratégie Europe 2020 affiche ainsi un objectif de 3% du PIB consacré aux dépenses de R&D.

Pourtant, ces indicateurs d’innovation posent question. Tout d’abord, les dépenses de R&D peuvent être considérées comme un « input » susceptible de conduire à terme à une innovation, mais ne mesurent pas directement la production d’une innovation. En outre, cet indicateur exclut de nombreuses dépenses liées à l’innovation hors R&D, par exemple le design des produits, la production expérimentale, la formation et l‘investissement dans des machines en lien avec l’innovation. Finalement, si les dépenses de R&D peuvent relativement bien refléter certaines dimensions du changement technologique, en particulier dans les secteurs d’activité à haute intensité capitalistique comme l’industrie, cet indicateur tend à restreindre l’approche de l’innovation. Il risque notamment de sous-évaluer les innovations dans les petites entreprises et dans les secteurs non industriels dans lesquels les dépenses liées à l’innovation hors R&D sont relativement plus importantes.

Afin de dépasser cette approche, l’OCDE a développé, en lien avec l’Union Européenne, depuis 2005 un ensemble d’indicateurs d’innovation complémentaires mesurant directement la réalisation d’innovations (« output ») et non seulement les « inputs » susceptibles de conduire à une innovation. Ces indicateurs, décrits dans le manuel dit d’Oslo (OCDE, 2010), sont récoltés via l’enquête communautaire sur l’innovation (CIS) menée tous les deux ans auprès des entreprises de l’UE. Deux indicateurs permettent notamment d’identifier les innovations technologiques : la mise en œuvre d’une innovation dite de « produit » qui consiste en l’introduction d’un bien ou d’un service nouveau ou sensiblement amélioré (par exemple un nouveau modèle de voiture ou de téléphone portable), et la mise en œuvre d’une innovation de procédé qui consiste en la mise en œuvre d’une méthode de production ou de distribution nouvelle ou sensiblement améliorée (par exemple une chaîne de montage ou la vente sur Internet). Les innovations non technologiques sont également considérées, en distinguant en leur sein les innovations « organisationnelles » et les innovations de « marketing ». Ces indicateurs permettent donc d’adopter une approche plus multidimensionnelle de l’innovation, moins centrée sur le rôle de la R&D, des sciences et des techniques et insiste sur la multiplicité des acteurs dans ce processus et notamment le rôle des salariés et le développement de leurs compétences.

La relation innovation-emploi se décline à différents niveaux d’analyse : secteur, entreprise travailleur…

Quand on souhaite analyser ses effets sur l’emploi, la question de la « bonne mesure » de l’innovation est aussi liée à celle du niveau d’analyse. Faut-il estimer les effets de l’innovation sur l’emploi dans une entreprise ? Dans un secteur d’activité ? Au niveau macroéconomique, dans un pays ? À quelle échelle souhaite-t-on, et peut-on avoir une réponse ?

 

Contributeur.trice.s du CEET : Mathilde Guergoat-Larivière et Malo Mofakhami

Source : La vie des idées

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