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L’apprentissage face à la crise (4/4) : des chercheurs esquissent le monde d’après

14 mai 2020

Dans le cadre de son quatrième et dernier volet de sa série de dépêches consacrée aux conséquences de la crise sanitaire sur le système de formation en apprentissage, AEF info croise les analyses de quatre chercheurs (Damien Brochier, François Sarfati, Jean-Louis Dayan, Emmanuel Quenson) pour tenter de comprendre comment la situation actuelle télescope le déploiement de la réforme prévue par la loi "Avenir professionnel", et plus globalement les objectifs donnés par les entreprises et les pouvoirs publics au développement de l’alternance.

Quel va être l’impact au moins à moyen terme de la crise sanitaire et économique provoquée par l’épidémie de Covid-19 sur la formation en alternance et sur les mesures mises en œuvre dans le cadre de la réforme du 5 septembre 2018 ? Bien sûr, il est évidemment difficile à ce stade d’anticiper, ni d’identifier précisément les conséquences de la crise actuelle sur la libéralisation de l’offre en matière d’apprentissage par exemple. Toutefois, pour clore sa série dédiée à l’apprentissage face à la crise, AEF info a sollicité plusieurs chercheurs et universitaires travaillant sur les problématiques de formation, pour tenter de comprendre, au-delà de la conjoncture, comment ces évènements vont remodeler le paysage actuel et agir sur le déploiement de la réforme.

À propos de l’impact de la crise sur les volumes d’alternants, les spécialistes se réfèrent en premier lieu à l’histoire de l’alternance. Ils s’accordent pour dire que les jeunes, a fortiori les alternants, sont les principales et premières victimes des diminutions d’emplois dans les situations dégradées économiquement. "Ce que démontre le suivi que nous faisons depuis 20 ans, c’est que la courbe des recrutements en apprentissage suit les tendances de crise et de croissance", explique Damien Brochier, chargé de mission Partenariats Formation Professionnelle au Cereq.

"Dans toutes les situations de crise face à l’incertitude, les entreprises renoncent à embaucher et les premières victimes sont les plus jeunes", confirme François Sarfati, sociologue au Centre Pierre Naville de l’Université Paris-Saclay et au CEET (Centre d’études de l’emploi et du travail - Cnam).

La réforme télescopée par la crise

Cette constante pourrait être encore renforcée par le fait que la crise actuelle a surgi alors que se déployait une structurelle, ajoute François Sarfati. "Dans cette situation, avoir un dispositif nouveau, qu’on ne maîtrise pas encore, créait un autre niveau d’incertitude. Les entreprises qui avaient avancé sur le sujet pourront peut-être avoir recours à l’apprentissage. Par contre, tous les employeurs qui auraient pu faire des choses avec la réforme vont revenir sur leurs bases arrières et adopter une posture un peu prudente. Ce ne sera pas un moment d’innovation folle et cela va donc pénaliser les plus jeunes et moins qualifiés."

Jean Louis Dayan, qui a dirigé le CEE (Centre d’études de l’emploi) et a travaillé notamment pour la Dares et la DGEFP fait également sienne cette analyse. Tout en soulignant cependant que les entrants sur le marché du travail sont d’ordinaire les premiers à bénéficier des reprises économiques. "Il y a un effet évident de gel des embauches lié à la pandémie. Les jeunes entrants vont être fortement touchés. Tout dépendra de la manière dont les embauches vont se débloquer avec la sortie de confinement, mais il y aura dans tous les cas des dégâts sur les volumes d’entrée."

De son côté, Emmanuel Quenson, professeur de sociologie à l’université d’Évry-Val-d’Essonne, mène actuellement une enquête sur l’apprentissage à l’université. "Il en ressort beaucoup d’inquiétude ; les responsables de filière n’y voient pas très clair. Dans certains secteurs comme la communication ou la logistique, la demande reste importante, mais c’est parce que ces branches d’activité sont dynamiques dans le contexte que nous connaissons. C’est très difficile d’anticiper ce que sera le comportement des entreprises, même si on peut penser que les niveaux infrabac seront les plus impactés."

Un impact aussi sur les contrats signés

François Sarfati souligne, en outre, que les crises économiques peuvent également avoir des conséquences sur les trajectoires des jeunes qui auront décroché un contrat dans ce contexte particulier. "Un élément me fait beaucoup réfléchir, ce sont les enquêtes historiques qui montrent qu’en situation de crise il y a des traces pour ceux qui entrent sur le marché du travail, avec bien souvent des contrats précaires et des niveaux de rémunération plus faibles. Ces études montrent aussi qu’il y a un effet cicatrice, car ces écarts ne se réduisent pas facilement pendant la suite de leur carrière."

Les chercheurs s’accordent pour dire que les effets de la conjoncture économique déclinante sur les volumes d’embauche d’alternants seront beaucoup plus rapidement néfastes dans les PME ou l’artisanat que dans les grandes entreprises. Car, à ce stade, les grands groupes n’envisagent pas de revenir sur leurs projections volumétriques d’embauches (lire sur AEF info).

"Les politiques des grandes entreprises sont marquées par les effets d’annonce qu’elles ont faits antérieurement", constate ainsi Damien Brochier. "Dans le contexte de mise en œuvre de la nouvelle loi, elles vont avoir quelques difficultés à se dédire par rapport à leurs engagements. Certaines les respecteront car elles ont la capacité de contraindre leurs filiales à recruter des apprentis. J’ai pu l’observer chez Veolia par le passé avec une politique développée par la DRH centrale qui avait imposé des quotas d’apprentis à ses 4 filiales, qui les avaient elles-mêmes traduites par des injonctions de recrutement d’apprentis pour leurs établissements."

De quoi l’alternance est il le nom ?

Selon François Sarfati, derrière les politiques de communication des grands groupes, il n’est pas évident d’analyser l’objectif de leurs politiques de formation en alternance. "Faut-il appréhender les contrats d’alternance comme des emplois aidés, soit des actifs susceptibles d’être utilisés comme une main-d’œuvre bon marché, ou comme un contrat pour des jeunes qui permet une flexibilité, de les former spécifiquement aux besoins et à la culture de l’entreprise ? Pour des métiers sous tension et qualifiés, l’alternance peut aussi être une filière de sourcing et de recrutement adaptée à une conjoncture dégradée."

Pour tenter de comprendre l’impact de la crise, il faut distinguer la situation des alternants de l’enseignement supérieur, en progression constante depuis la fin des années 1990, de celle des jeunes qui préparent un niveau BEP ou un bac pro, qui seront en plus pénalisés par les baisses prévisibles de recrutement dans les PME de la métallurgie ou chez les artisans du BTP, du commerce ou de l’hôtellerie-restauration. "Toutes les réformes successives ont surtout bénéficié à l’apprentissage de fin d’étude", relève Jean-Louis Dayan. "Est que le regain suscité par la réforme de 2018 a recentré les embauches sur les premiers niveaux de diplômes ? Je ne crois pas", avance-t-il.

Selon lui, il faut dissocier deux formes d’alternance. D’une part l’usage traditionnel dont la vocation est de donner une formation en fin de troisième à des jeunes sans diplôme, pour leur permettre d’occuper des emplois qui supposent un premier niveau de qualification. D’autre part, il y a l’apprentissage qui peut être appréhendé comme une modalité de formation initiale pour des diplômés de l’enseignement supérieur.

Contributeur du CEET : François Sarfati

Source : AEF Info

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