Que prévoit la réforme ? A lire le site du gouvernement, et à entendre ses ministres, le grand chambardement à venir devrait permettre d'étendre la prise en compte de la pénibilité. "Des droits supplémentaires bénéficieront à toutes les personnes exerçant des métiers pénibles, vante la communication gouvernementale, le compte professionnel de pénibilité (C2P) sera ouvert aux fonctionnaires et aux salariés des régimes spéciaux. Ce sont 250.000 personnes supplémentaires qui pourront bénéficier de points dans le C2P." Qui plus est, "la retraite pour incapacité permanente qui permet un départ à 60 ans sans décote sera étendue aux fonctionnaires et salariés des régimes spéciaux", promet encore le gouvernement. Elle est pas belle la vie ?
Pas tant que ça, en fait. Pour bien comprendre les enjeux de la réforme, un rappel des règles du jeu actuelles de la pénibilité – aussi bref que possible compte tenu de leur complexité - n'est pas inutile. Dans le secteur privé, les actifs bénéficient de deux mécanismes de prise en compte de la pénibilité : d'une part, le C2P, le compte professionnel de prévention, sur lequel l'accumulation de points tout au long de la carrière permet de partir jusqu'à deux années avant l'âge légal de la retraite – soit 60 ans à la place de 62. D'autre part, depuis la loi Woerth de 2010, un départ à la retraite à 60 ans est possible en cas d'incapacité permanente de 10 %.
Quant au secteur public, il se divise en deux catégories en matière de retraites, valables dans ses trois branches (Etat, territoriale et hospitalière) : la catégorie dite "sédentaire" – à laquelle appartiennent les enseignants, par exemple -, pour laquelle il n'existe pas de système de prise en compte de la pénibilité, et la catégorie dite "active", dont les agents ont un métier dangereux ou reconnu comme éprouvant physiquement. Pompiers, policiers, militaires, infirmiers entrent par exemple dans cette catégorie, qui bénéficie de la possibilité d'un départ en retraite entre 52 et 57 ans. Enfin, sans s’appesantir sur chacun des 42 régimes spéciaux, ces derniers permettent, en règle générale, un départ anticipé à la retraite en compensation de la pénibilité des métiers.
La réforme consiste en fait, pour les professions concernées par la pénibilité, à uniformiser sa prise en compte suivant le modèle du privé. Seule exception : les catégories actives exerçant une fonction régalienne. "Les policiers, les douaniers de la branche surveillance, les pompiers professionnels, les surveillants pénitentiaires, les policiers municipaux et les contrôleurs aériens bénéficieront toujours d'un départ anticipé, soit de 5, soit de 10 ans avant l'âge légal d'ouverture des droits", expliquait en effet le secrétaire d'Etat en charge de la Fonction publique, Olivier Dussopt, lors d'une conférence de presse le 31 janvier.
Les autres fonctionnaires de la catégorie active (49 % de la fonction publique hospitalière et 7 % de la fonction publique territoriale en 2016 selon la Caisse des dépôts, bien que la possibilité offerte aux infirmières d'un changement de statut hiérarchique ait depuis fait diminuer cette proportion) et les bénéficiaires des régimes spéciaux devraient donc désormais compter sur le C2P et sur les 10 % d'incapacité permanente.
"On arrête les régimes spéciaux, mais on prend en compte le fait qu'il y ait des métiers pénibles égaux dans le privé et dans le public", résumait la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, le 24 janvier sur Europe 1. Sauf que cette compensation n'est absolument pas neutre. La première raison saute aux yeux : le C2P permet en effet de partir deux ans avant l'âge légal de la retraite, soit à 60 ans, au lieu de 52 ans au plus tôt dans le système actuel pour les catégories actives. Par ailleurs, il reste à savoir si ce départ anticipé fera l'objet de la décote lié à l'âge d'équilibre (5 % par année manquante). Le C2P permet certes de gagner deux ans, mais il en manque encore deux autres pour atteindre les 64 ans de l'âge pivot.
Le C2P, une mesure vidée de sa substance
En outre, depuis les ordonnances Travail de 2017, le C2P a été grandement vidé de sa substance. Originellement baptisé C3P, le compte pénibilité prenait en compte dix critères pour mesurer la pénibilité. Sous la pression du patronat, qui estimait le C3P bien trop complexe, le gouvernement a exclu quatre d'entre eux du système de gain de points : port de charges, postures éprouvantes, vibrations mécaniques et risques chimiques. Depuis 2017, seuls le travail de nuit, les tâches répétitives ou en 3X8, l'activité en milieu hyperbare, l'exposition à des températures extrêmes et le travail dans un environnement bruyant rapportent des points de pénibilité.
"Même si l'inquiétude des patrons est légitime, le Medef a beaucoup exagéré ces difficultés. D'abord le nombre de salariés concernés n'est pas si grand, et ils sont identifiables facilement. Ensuite, il existe des référentiels de branche, que le Medef a pris soin d'oublier au fond d'un placard, mais qui auraient permis aux employeurs d'avoir une aide. Enfin, nous aurions aussi pu faire en sorte que l'administration se montre relativement souple pour installer le système", soupire auprès de Marianne l'un des concepteurs du C3P, le statisticien et ergonome Serge Volkoff. Le chercheur au Centre d’études de l’emploi et du travail estime à 300.000 le nombre de personnes exclues du C2P après la suppression de quatre des dix critères de pénibilité.
Le secrétaire d'Etat en charge des Retraites, Laurent Pietraszewski, défend une autre interprétation : "Notre gouvernement n'a pas supprimé ces quatre critères, notamment les critères posturaux, il les a transférés dans ce qu'on appelle le tableau ATMP – Accident du travail, maladie professionnelle -, et cela permet, sur simple décision médicale, à partir de 10 % d'incapacité, de bénéficier d'une retraite à taux plein à partir de 60 ans", expliquait-il sur franceinfo le 25 janvier dernier.
Des explications loin de convaincre Serge Volkoff : "Ce système ne fait que constater les dégâts. Si vous avez votre cancer à 63 ans, c'est trop tard… Il y a eu une médicalisation de la pénibilité. Ça date de la loi Woerth, en 2010. La pénibilité, ce n'est pas ça : c'est ce qui comporte un risque de détérioration permanente de la santé", réplique-t-il. "Un taux d'incapacité permanent de 10 %, c'est déjà quelque chose de très sérieux. Ça correspond, grosso modo, à avoir les deux épaules en vrac, par exemple. Ce sont des pathologies lourdes, avec des gens qui, concrètement, ne sont déjà plus au travail."
Des résultats anecdotiques
Amputés de quatre critères, les résultats du C2P sont pour l'heure anecdotiques : en 2018, sur 1,3 million de comptes ouverts, seulement 2.072 personnes ont pris leur retraite de manière anticipée grâce à la liquidation de leurs points, selon le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020. Certes, le système n'en est encore qu'à ses balbutiements. "Il y a probablement une explication chronologique : les actifs concernés n'ont tout simplement pas accumulé encore assez de points", avance Serge Volkoff. Toutefois, un rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) estimait, en novembre 2017, que "le C2P permettrait, en 2060, à environ 18.000 assurés d’anticiper leur départ à la retraite, en moyenne de trois trimestres". Influence sur l'âge moyen de départ à la retraite : -0,02 an. Et rien ne garantit que l'afflux de 250.000 nouveaux bénéficiaires potentiels change la donne.
Car il ne suffit pas d'avoir droit à un C2P pour le remplir ! Un travailleur engrange en effet des points au rythme de quatre points par an pour l'exposition à un critère, et de huit par an pour l'exposition à deux critères et plus – alors même qu'un salarié sur trois subit au moins trois contraintes physiques,
selon la Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares), le service statistique du ministère du Travail. Et ce nombre de points est plafonné à cent. Autrement dit, la pénibilité subie par un actif dont l'emploi correspond à deux critères du C2P n'est plus prise en compte au-delà de 12,5 années de carrière.
Après la réforme, pour les 1,8 million de titulaires d'un C2P, la partie ne sera toujours pas gagnée. Les facteurs de pénibilité ne sont comptabilisés qu'à partir de certains seuils, et ceux-ci sont particulièrement élevés. "
Par exemple, à l'époque où le critère de port de charges lourdes était pris en compte, les déménageurs n'atteignaient pas le nombre d'heures nécessaire", relate Serge Volkoff. Actuellement,
comme le rapporte Le Monde, les personnels navigants d’Air France sur des vols long-courriers n’entrent pas dans le dispositif alors même qu’ils sont fréquemment employés la nuit.
Des seuils de pénibilité abaissés, mais...
N'en déplaise au Medef, ces seuils devraient tout de même être abaissés par la réforme : "On est en train de regarder, sur les métiers pénibles, comment on peut améliorer le dispositif, par exemple diminuer le nombre d'heures de nuit qu'il faut avoir travailler pour y avoir droit", indiquait ainsi Muriel Pénicaud fin janvier. Malgré l'insistance de la CFDT sur ce point, le gouvernement semble néanmoins nettement moins disposé à réintégrer les quatre critères de pénibilité retirés du C2P en 2017.
Si d'aventure, les futurs retraités parviennent effectivement à accumuler des points sur leurs C2P, ils devront cependant choisir comment les dépenser : "Il faut se souvenir que le C2P n'ouvre pas que des droits sur l'âge de la retraite", insiste Serge Volkoff. "Les points accumulés sur le C2P doivent également servir à financer des formations ou un passage à temps partiel sans baisse de la rémunération", rappelle-t-il. A ce titre, les vingt premiers points gagnés sont d'ailleurs obligatoirement consacrés à la formation. "Moi, j'adore pas le mot de pénibilité", déclarait Emmanuel Macron le 3 octobre dernier, à Rodez. Sans blague…