« Le succès de l’entrepreneuriat est un symptôme de la crise du salariat »
4 juillet 2020
« Salut à toi, jeune entrepreneur ! » Déjà vue des millions de fois sur les réseaux sociaux, la vidéo virale d’un certain « JP », promettant à n'importe qui de pouvoir « commencer très rapidement à faire de l’argent » en collaborant avec lui, a de quoi faire sourire. Voiture de luxe en arrière-plan et flûte de champagne à la main, le jeune homme en costard-cravate n’a pas vraiment l’air de se prendre au sérieux (quoiqu’il semble bel et bien dans le viseur de la police suisse à cause de l’opacité de son business... et de ses excès de vitesse).
Mais au-delà de l’aspect comique de la séquence, c'est le choix des mots qui interroge : pourquoi Jean-Pierre Fanguin (son vrai prénom) s’adresse-t-il à la caméra en lançant un vague « jeune entrepreneur » à ses spectateurs ? Le recours à la rhétorique de « l’entrepreneuriat » semble de fait se généraliser à tous les secteurs depuis quelques années. Dans l’enseignement supérieur, elle est même en plein essor, à travers un nombre croissant de dispositifs de sensibilisation et de formation à « l’esprit d’entreprendre », aux contours flous mais aux promesses d’émancipation souvent affirmées. C’est ce que montre Olivia Chambard, docteure en sciences sociales et chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) dans son dernier ouvrage, Business Model, paru récemment aux éditions La Découverte. Entretien.
Votre livre s’ouvre sur cette citation de François Hollande en 2013 : « Notre premier devoir, c’est de stimuler l’esprit d’entreprise, l’initiative dans tous les domaines. C’est d’abord le rôle de l’école. » Depuis quand les dirigeants français considèrent-ils que c’est au secteur de l’éducation de « stimuler » l’esprit d’entreprise ?
Olivia Chambard : Cette rhétorique de « l’esprit d’entreprise » que l’école devrait stimuler monte en puissance au cours de la décennie 2000. C’est à ce moment qu’on voit des politiques se saisir de ces thématiques, en France mais aussi à l’international avec certaines institutions comme l’OCDE ou la Commission européenne, qui en font la promotion. Au milieu des années 2000, la Commission européenne fait par exemple de « l’esprit d’entreprendre » une compétence devant être acquise à la fin de la scolarité obligatoire.
Mais on peut également remonter un peu plus loin, notamment dans les années 1980, où on trouve des premières tentatives de mettre cet enjeu sur le devant de la scène. Ensuite, c’est dans les années 2000 que la thématique monte en puissance et se retrouve finalement reliée à l’école, avant de se développer pleinement dans l’enseignement supérieur en France dans les années 2010, avec des politiques publiques et des dispositifs concrets qui vont dans ce sens.
Ce phénomène est lié à plusieurs facteurs. D’un côté, il y a la diffusion d’une idéologie néolibérale qui remonte également aux années 1980 : c’est la valorisation de la figure de l’entrepreneur, l’idée que chacun est responsable de soi et de son destin, et que l’on doit avoir comme objectif de maximiser son propre profit. Comme le disait Raymond Barre à la fin des années 1970, « les chômeurs n’ont qu’à créer leurs entreprises » !
Mais il n’y a pas que ça : on assiste aussi à une montée en puissance, qu’on perçoit encore mieux depuis le début des années 2010, d’une forme d’insatisfaction au travail, notamment de la part des jeunes, qui ne se sentent comblés ni par le salariat ni par les conditions d’accès au marché de l’emploi. Il se développe donc un aspect plus critique de l’entrepreneuriat, que certains perçoivent comme une manière de créer une activité qui correspondrait davantage à leur situation et à leur aspiration. Ces jeunes peuvent être critiques vis-à-vis du néolibéralisme mais, ce que je montre dans le livre, c’est qu’il est toujours difficile de ne pas se faire rattraper par les logiques de profit et de réalisme économique dans ce cadre-là. Le fait même de penser en termes d’entrepreneuriat a tendance à ramener les acteurs les plus critiques au système dominant et à l’idéologie néolibérale.
À quoi correspond exactement cet « esprit d’entreprise » : s’agit-il de créer des entreprises, d’apprendre à innover, de savoir diriger ?
L’une des raisons du succès de cette formule et que ces termes ne sont pas toujours stabilisés : on parle tantôt « d’esprit d’entreprendre », tantôt « d’esprit d’entreprise », tantôt de « qualité entrepreneuriale »… On peut donc y ranger des choses assez variées, au prix de certains malentendus. Dans ce secteur, tout le monde est à peu près d’accord pour promouvoir l’entrepreneuriat, mais pas forcément avec le même vocabulaire.
Contributrice du CEET : Olivia Chambard
Source : Usbek & Rica
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